— Non, non, pas ici.
— Comment ça, pas ici ?
— Les draps sont propres.
— Merde, tu voudrais pas qu’ils soient sales ?
— Josy le verra demain, je veux pas.
— Mais non, on fera attention.
— Je veux pas.
Merde, y’en a marre. J’envoie valser les draps et je me lève. C’est pas croyable. Quand Josy déboule à la maison avec son mec, est-ce que je vais m’assurer qu’ils ont pas laissé LES VILAINES PETITES TACHES DANS LES DRAPS ? Je regarde Sylvie, elle a les joues toutes roses, je vois toute la forme de son corps sous le drap léger.
Je retourne dans le lit. Je me fais tendre. Je connais bien Sylvie et je sais comment faire. Je commence par lui caresser le ventre. Elle se tortille tout de suite.
— Non, non.
J’essaye de lui glisser une main entre les jambes. On a bu un peu et je fais un effort pour pas m’énerver à cause de cette histoire de draps. Je me dis qu’on va le faire quand même, j’ai confiance en la nature humaine, cette chambre inhabituelle, le gin et la vie qui est tellement courte. Mais elle serre les cuisses comme une possédée.
— Voyons, c’est ridicule. T’as pas envie ?
— Pas ici.
— Tirons-nous.
— Non. Tu vas pas en mourir pour une fois…
Qu’est-ce qu’elle en sait ? Ce soir, ça me paraît très important. Je voudrais lui dire, mais je la sens trop loin. Trop compliqué, aussi.
Je ressaute du lit, je m’habille et je me tire. En passant devant la porte de Josy, j’entends des soupirs, des petits bruits étranges, tout ça.
Ben tiens… !
Dans ce coin, toutes les maisons sont entourées de jardins, les bagnoles dorment dans les garages, dans le calme et tout va très bien, oui, dormez braves gens. Je marche un peu. Il fait bon. Les haies sont bien taillées. Pour l’éclairage, c’est pas ces trucs agressifs qui vous tombent dessus comme une douche glacée. Ils ont trouvé des lumières douces et tendres qui donnent à la rue ce petit côté irréel, bleuté. Sous un de ces machins, élancé comme un tentacule, je vois une femme en robe de soirée, plus très jeune, avec un regard qui en dit long sur les années passées, fine, pas trop mal, maquillée. Elle va bien dans le décor, je trouve.
Je la dépasse, je fais encore un pas et j’entends :
— S’il vous plaît…
Il est deux heures du matin. J’y crois parce que vers ces heures-là, tout est possible, les lois ne sont plus les mêmes et les emmerdeurs sont au lit. C’est la vie pour trois fois rien. Je me retourne.
— Ouais ?
— Je peux vous demander quelque chose ?
— Allez-y.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
Elle fait un geste. C’est les baraques, la rue, les haies, est-ce que je sais, moi ?
— J’en pense rien. Ça m’a l’air d’être un coin tranquille.
— C’est du vent. Rien de plus.
Je regarde. Je commence à sentir ce calme un peu écœurant.
— Ouais, peut-être. On peut voir ça comme ça.
Et pendant tout ce temps, elle me quitte pas des yeux, elle cherche à se faire une idée. J’attends. Le silence nous gêne pas, je la regarde. C’est un bon moment qui passe, la secousse du premier contact. Après, c’est moins sauvage. Vous avez déjà appris l’essentiel.
Elle a une peau très blanche, les yeux un peu enfoncés, brûlants, une bouche agréable. Je suis pas pressé, je sais que ça va aller très vite.
— J’aimerais vous montrer quelque chose. Vous voulez ?
— Ici ?
— Non, chez moi.
— O.K., chez vous.
Elle passe devant. C’est juste à côté.
Y’a un chemin dallé qui monte vers la maison en contournant les massifs, mais on traverse tout droit sur la pelouse. C’est plus court. Elle dit pas un mot jusqu’à la porte. La nuit est encore avec nous pour un bon moment, deux petites étoiles, et je me dis que pour une fois, les choses sont bien comme elles sont et si c’est du vent, j’ai rien contre ça, j’ai l’habitude.
Elle sort une clé de son sac, trouve les gestes qu’il faut et me conduit dans un grand living meublé chinois, tout incrusté de nacre, dragons, laque et bambous.
— Prenez un verre. Je reviens tout de suite, elle dit.
Et elle grimpe cet escalier au fond de la pièce et disparaît dans le plafond.
Je trouve le bar à côté de l’aquarium encastré dans le mur. Je me sers un gin pour éviter les mélanges et avec mon verre, je fais le tour de la pièce, curieux. Les murs sont farcis de petits tableaux, peints sur bois, ça représente des scènes de torture, la vieille école, mais les types aux yeux bridés rigolent pas. Ils se servent d’un tas de trucs en fer avec des formes bizarres, y’a même des animaux dans le coup et de l’eau, du feu, rien que du raffiné. Le gars qui sert de cobaye a toujours la même tête, la bouche grande ouverte et les yeux révulsés, ça doit être le moment où ça lui fait le plus mal. Moi, je vois son âme qui tourne de l’œil. Je finis mon verre.
— Ça vous plaît ?
Elle descend les marches, tranquillement. Elle a passé un truc noir, brillant, qui lui arrive au ras des fesses et une sorte de collant noir aussi et ses cheveux sont comme du jais. Je trouve son visage encore plus blanc. Ses lèvres, on dirait qu’elle vient de les plonger dans un bol de sang, faut aimer, j’aime bien. Elle vient près de moi.
— Alors, ça vous plaît ?
— Beaucoup, vous connaissez bien votre visage.
— Non, je veux parler de ça.
C’est des horreurs sur le mur qu’elle cause.
— Franchement, si vous me resserviez un verre ?
— En général, mes amis aiment bien.
— Je connais pas vos amis. C’est des marrants ?
— Vous voyez cet homme, là. Il souffre parce que son âme est descendue dans son corps.
— Je voyais ça autrement, je pensais plutôt qu’elle avait foutu le camp. Mais je suis un rêveur.
Elle reste un moment le nez collé sur un de ces petits supplices et d’un seul coup, elle file vers le bar. À ce moment-là, y’a un môme en pyjama qui dévale l’escalier, le genre timide.
— HÉ M’MAN, QUI C’EST CE MEC ? il gueule.
— Janus, remonte te coucher.
— MERDE, IL EST VRAIMENT RINGARD !
— Hello, Janus, je fais.
— Qu’est-ce qui veut, m’man ?
— Janus, remonte te coucher !!
— NAN !
— Bon, alors cinq minutes et ensuite tu remontes te coucher, c’est promis ?
Et Janus vient se planter devant moi et me tire par la manche, bien fort. On dirait qu’il a envie de m’arracher un bras. Je résiste, je voudrais bien que sa mère fasse quelque chose, mais elle est tournée vers le bar. On est entre hommes.
— Comment tu t’appelles ? il fait, pendu à mon bras.
— Philippe.
Je secoue mon bras. Il tient bon.
— Moi c’est Julie, elle lance par-dessus son épaule.
J’en profite pour me dégager en abandonnant ma veste au vainqueur.
Je cavale jusqu’au divan. Il me suit.
— Qu’est-ce que tu veux ? il demande.
— Rien, je prends un verre et je file.
— Où ça ? Y fait nuit.
— N’importe où, y’a de la lumière, dehors.
— T’as pas peur ?
— Si bien sûr.
— Alors t’as peur des araignées ?
— Ça dépend. J’aime bien les faucheux.
— C’est quoi les faucheux ?
— Des araignées.
— Ah. Et ma mère, tu l’aimes ?
— Je sais pas. Elle a l’air gentille.
— Alors les araignées, tu les aimes ?
— Ouais, j’aime tout le monde, les araignées, les crapauds, les lézards, les crabes et aussi les chenilles, les limaces, les punaises…
— Beurk, c’est vrai ?
— Bien sûr, et aussi les…
— Non, que les araignées.
— Tu fais des cauchemars ?
— C’est quoi ?
— Quand tu dors, les trucs pas marrants.
— Hey, t’essayes de m’faire peur ou quoi ?
À ce moment-là, le gin arrive, un grand verre. C’est gentil, ça, comment elle a fait pour deviner ? Julie s’assoit en face de moi, dans un grand fauteuil les jambes repliées sous elle et Janus va se glisser dans ses bras. Je les regarde. Elle embrasse son môme dans les cheveux et l’autre se met à lui masser un nichon en bâillant. Je le comprends, c’est rond, c’est chaud, doux, c’est le contraire de la mort, sympa à toucher. Qu’est-ce que je fous là ? J’ai pas ma place dans cette douceur. Je me dis aussi que je sais pas où elle est ma place, alors je bouge pas, je descends mon verre et je les regarde.
J’ai presque trente ans, j’ai rien oublié, merde.
— Pourquoi tu nous regardes comme ça ? il fait Janus.
— Fais pas attention, je suis pas vraiment là. C’était bien.
— Quoi qu’était bien ?
Je jette un œil sur Julie, elle me regarde avec un drôle d’air, je veux dire, je sais pas quoi en penser. Je les trouve très forts tous les deux. Je me sens un peu piégé et fatigué, je suis vraiment pas grand-chose mais y’a une espèce de joie là-dedans, oui, je sais, laissez tomber. Impossible de rattraper ce silence, je m’enfonce. J’ai déjà éprouvé ça quelquefois, c’est pas drôle, cette lame qui glisse sous votre armure, sur votre corps mou de merde et vous pouvez toujours courir, vous êtes fait comme un rat. Simplement, vous pouvez en apprendre sur votre âme et c’est horrible, bien sûr, mais qu’est-ce que vous espériez ?
Janus a pigé le coup. Il en profite.
— Tu dis rien ?
— C’est compliqué, Janus.
— T’as dit que c’était bien.
— Ouais, j’ai dit ça. Je sais plus.
Et l’autre qui fait rien, rien, qui me regarde, qui regarde dans mes yeux. Qu’est-ce qu’elle attend ?
— Tu l’as dit.
— Je pensais à autre chose. Je viens d’avoir une histoire avec une copine, tu vois, et puis vous deux, j’ai eu peur d’abîmer quelque chose… merde, ça sert à rien d’en causer, tu vois bien que j’y arrive pas.
— Pourquoi tu y arrives pas ?
Ce coup-ci, elle me sauve.
Y’a des mômes qui peuvent aller jusqu’au bout et si l’envie vous prend de vous laisser démolir, vous pouvez leur faire confiance, ils connaissent pas leur force. Et moi, je sais pas comment je fais mon compte, mais je me fais toujours avoir.
— Bon, Janus, tu vas te coucher, maintenant, elle fait.
Il ronchonne un peu, mais moins que je m’y attendais. Le sommeil lui a doucement glissé une main dans le dos. Julie le prend dans ses bras.
— J’en ai pour cinq minutes.
J’attends pas qu’elle revienne pour foncer au bar. Je m’envoie un gin dans la foulée, puis un autre et je reprends les choses depuis le début. Conclusion, toutes ces vies, tous ces machins qui vont et cherchent et s’accrochent et gueulent et j’ai froid, j’ai chaud, j’ai faim, j’ai peur, j’ai mal, ouais, c’est chouette, mais j’y comprends rien du tout. Tous les merdeux qui m’ont dit j’te comprends, Phil, oh oui, j’te comprends, MON VIEUX, eh bien je me demande ce qu’ils VOULAIENT DIRE PAR LÀ, je me demande quelles foutues conneries leur passaient par la tête. C’était rien qu’une fenêtre qu’ils ouvraient sur eux, ces cons, et ça les surprenait, j’te comprends, Phil, mon vieux, oh oui, oohhh.
Je plonge mon nez dans le verre. C’est tellement transparent que ça me donne des sueurs froides, y’a quelque chose de limpide dans ce monde, ça me fait le même effet que d’ouvrir les yeux en pleine nuit, c’est épouvantable, le noir coule dans vos yeux et vous emplit.
Trois minutes après, la voilà qui redescend. Je la trouve presque belle, je fais tout pour, mais il y a une froideur dans cette bonne femme qui me fait penser à la mort, je sais pas quoi, peut-être cette bouche qui ne sourit jamais, mais ça, c’est pour le visible, non, je crois plutôt que ça vient de son âme, je pencherais pour une lobo.
Un coup, je me baladais sur un chantier, les mecs venaient de raser quelques vieux pavillons et ça venait de sonner, je les voyais fouiller dans leurs gamelles en se protégeant de la poussière, ils avaient tout laissé en plan sous le ciel bleu. Je me suis avancé au milieu de tout ça, je me suis enfoncé là-dedans, j’avais la tête à ça. À un moment, je me suis trouvé devant une petite maison avec des volets verts, toute mignonne, un vieux lierre cramponné sur la figure. C’était la seule baraque encore debout, c’était tout ce qui restait. Je me suis approché, j’ai ouvert la porte et je suis resté planté sur le seuil en pensant ouais, bien sûr, ouais.
En fait de baraque, c’était plus qu’une façade, rien d’autre, avec juste un petit bout de mur sur le côté, recouvert de papier fleuri, tout vieillot, misérable et cette porte qui s’ouvrait et se refermait sans bruit, qui voulait rien savoir, qui était passée du côté de la mort.
Julie, j’avais peur d’entrer.
— Ça y est, elle me fait. Il dort.
— Je m’en suis pas bien tiré, je crois…
— Il vous a trouvé gentil. Il dit que vous êtes malheureux.
— Qu’est-ce que tu cherches, Julie ?
— Je crois qu’il a raison.
— Quand je bois tout seul, j’ai jamais envie de rire. Je peux plus parler. Janus m’a pris de court, mais c’est pas ça être malheureux, Julie.
— Non ?
— Arrête ça, Julie, je vais bien.
— Janus a dit que vous étiez seul aussi…
— Je commence à comprendre pourquoi on l’appelle Janus !
— Il a vu juste ?
— Qu’est-ce que ça fait ?
— Rien, je connais ça. Il n’y a pas d’hommes, ici. Tous envolés, stupides, morts.
— Bon, on a fait un pas ?
— Non.
— Julie, je sais pas ce que tu veux mais je crois pas que je sois à la hauteur. J’ai jamais rien fait pour les autres, j’y arrive pas. Je fais jamais ce qu’il faut ou alors c’est trop tôt ou trop tard, ça colle jamais. Je sais bien pourquoi, mais ça change rien. Vaut mieux que tu me dises tout de suite ce que tu veux, Julie, je t’aime bien, c’est vraiment la seule chose à faire.
— Je voulais te montrer quelque chose.
— Ah oui, ben vas-y, fais voir.
— Viens t’asseoir.
Je retourne sur le divan. On passe son temps à se lever, se coucher, s’asseoir, ouais, et les arbres mettent des années à étendre une branche, les continents bougent tout doucement et les animaux en font moins, ouais, mais sûrement qu’on est les plus malins, sûrement. Julie se met debout devant moi et me tourne le dos, elle commence à descendre son collant, le slip vient avec. Je suis qu’à moitié surpris. Un regard, plus haut, m’avait prévenu, je suis vraiment fortiche pour les regards, enfin, des fois, j’aurais mis ma main au feu.
Sur le moment, je suis un peu déçu, je sais pas trop ce que j’imaginais, puis je me dis non, c’est normal, c’est comme ça, c’est vraiment le truc inévitable, un peu comme en bout de ligne, vous voudriez bien aller plus loin encore, mais faut descendre, ça va pas plus loin, c’est fini et ça vous emmerde un peu, ça vous tue, mais vous descendez.
On n’a vraiment pas beaucoup de moyens à notre disposition, parfois la nature est chiante. Comme la beauté, et tout, sauf la laideur. La laideur est jamais chiante parce qu’elle ment jamais. Je voudrais bien savoir si Dieu est BEAU, je veux dire une de ces gueules à crever l’écran comme Son Fils, ça serait sympa pour ceux qu’ont pas eu de bol, les tordus, les boiteux, les sales gueules et les monstres, ceux qui ont continué à chialer toutes les nuits, qui voulaient un miracle et qui baissaient les yeux.
Julie met rien de sensuel dans ses gestes, un peu comme si elle était seule, sans miroir, j’ai vraiment l’impression de l’avoir incendiée.
Une fois à poil, elle se retourne et je lâche mon verre.
Normalement, je l’aurais ramassé, même saoul, je garde un certain contrôle et j’aimerais mieux pas, bien sûr, mais c’est comme ça. Je suis tellement ABSORBÉ par Julie que pendant quelques secondes, mon corps est livré à lui-même, je l’abandonne et il lâche un petit cri mélangé à un souffle, j’y suis pour rien.
Je suis pas contre les tatouages, non, j’aime bien même, chez les autres. Moi, je suis pas assez sûr de moi, je me trouve déjà assez marqué. Faut croire que Julie a pas ce genre de problème parce que voilà, Julie, ben elle est tatouée, et comment, sur tout le devant du corps sauf les bras et les jambes, sauf le visage bien sûr. En couleur. Ça représente L’INTÉRIEUR du corps, c’est GRANDEUR NATURE, chaque chose à sa place, tous les organes, les poumons, le cœur, les reins, le foie, la rate, les veines caves, l’aorte, TOUT, c’est minutieux, vivant, fragile, c’est pas beau, trop bien fait, mais IL Y A AUTRE CHOSE !!! OH OUI !!! Janus avait pas de cauchemars, doux Jésus, je comprends maintenant.
Voyez-vous, y’en a une sur le cœur, bien noire, une bath reproduction, une autre sur le poumon droit ou dans le poumon, je sais pas bien, encore une tapie sur le duodénum et celle-là, on voit nettement qu’elle a commencé à boulotter le machin. La dernière descend doucement sur le ventre, les pattes de devant sont déjà mélangées aux poils. Même en tatouage, ça vous flanque un sacré coup, je pensais pas qu’on pouvait s’abîmer comme ça, mince, des ARAIGNÉES !
— Alors ? elle me fait.
— Ça s’en va pas, hein ?
— Non.
— J’aurais trouvé ça marrant, sinon.
— Touche-moi.
Elle est tout près, j’ai qu’à étendre la main. Je la pose sur son ventre, sur l’araignée. J’ai pas de surprise. C’est con.
— Pourquoi tu as fait ça ? je demande.
— C’est pour me rappeler.
— T’es dingue, ma parole. On le sait bien, tout ça.
— Je veux y penser. Tous les jours, quand je me regarde, je SAIS. Je remets les choses à leur place.
— T’avais pas besoin de ça. Pas les araignées.
— Tu les aimes, non ?
— Pas comme ça, pas sur toi. Je crois que tu es folle, c’est toi qui es malheureuse. On le sait que c’est pas long, mais ceux qui poussent derrière, les enculés qu’ont jamais rien compris, tu crois pas que c’est pire encore ? Tu crois pas que c’est eux qui nous sucent vraiment ? Merde, Julie, non.
— Ça ne fait rien, regarde-moi.
— Ouais, ouais, je te regarde. J’ai soif. J’en ai marre.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Je vois rien. Je vois des araignées.
— Oublie les araignées.
— Impossible.
— Qu’est-ce qui va se passer, alors ?
— Rien, j’ai trop bu.
— J’ai froid, maintenant.
— Je suis désolé, Julie. C’est pas à cause de ça, j’ai vraiment trop bu.
— C’est mieux ?
— Oui.
On discute encore un peu, je trouve le moyen de remplir les verres, mais c’est fini, on se referme tous les deux et c’est même pas la distance de la chair. Je voudrais faire quelque chose, je pourrais la prendre avec ses foutues araignées, j’oublierais facilement, ça doit être doux quand même, je pourrais nous ramener à une dimension moins douloureuse, je veux pas la laisser comme ça, j’en suis sûr. Mais je bouge pas, je fais rien, je dois être pétrifié. N’importe qui s’en tirerait mieux que moi à ce moment-là.
La seule chose que je sois encore capable de faire, et encore, j’ai besoin de toutes mes forces, de toute mon âme, c’est de me lever. Je fais ça et je renverse la petite table. À ce stade, c’est le corps qui suit plus, ça s’écroule autour de vous. Ce qui se passe, on s’en fout, tout ce que je veux, c’est d’aller jusqu’à cette putain de fenêtre et respirer un coup, je veux sortir de là. Alors je fonce, j’attrape le rideau et BANG, ma tête passe au travers du carreau. J’ai tapé tellement fort que le truc a littéralement explosé. Julie crie. Julie arrive. Julie.
— Laisse, c’est rien, je fais. J’ai pas voulu me suicider, merde, c’est un accident.
Et c’est vrai. Je pensais pas au carreau, rien qu’un peu d’air, ça paraissait pas compliqué comme ça. Elle se cramponne à mon bras, je sens rien, je reste un moment dans l’air frais à souffler comme un buffle, j’entends les petits bruits de la jungle, je grogne :
— Faut que je trouve la salle de bains.
Julie me conduit, c’est loin.
Je regarde dans la glace, je vois pas de sang, j’ai rien. Je m’approche. Quand je me regarde de trop près, je me reconnais plus. Je recule. Je cogne dans Julie.
— Laisse-moi, Julie.
Je retourne devant le lavabo, un dernier coup d’œil sur moi, dix ans de plus, et je dégueule. Fort. Ça me fait mal dans le nez. Je fais couler l’eau, je plonge dessous et là je sens sa main sur moi comme un fil électrique dénudé. Elle se serre contre moi. Je me rince la bouche.
— Merde, je t’avais dit de me laisser.
— Ça s’est passé vite.
— Ouais. Bon…
— Tu t’en vas ?
— Ouais, il doit faire jour maintenant.
— Tu peux rester, si tu veux.
— Ça sert à rien.
— Je sais, mais tu peux rester.
— Julie…
— Oui ?
— Laisse pas les cons t’approcher.
— Ah… y’a un moyen ?
— Non, je disais ça comme ça. Désolé pour le carreau.
— J’ai eu peur.
— Fallait pas. C’est un truc que j’ai mis au point pour me faire remarquer.
— Moi c’est les araignées.
— Ouais ?
— Ouais.
Je traverse la pelouse. Il fait jour. Je traîne encore toute ma nuit derrière moi. Y’a du vent. Des mecs sont là, sont venus voir si les haies ont pas trop poussé dans la nuit et les plus belles feuilles, les plus tendres, TCHAC. J’entends des clés, des voitures, des portes et je vois les bagnoles glisser des maisons et tourner dans la rue, je vois les araignées, je suis encore bourré, j’en vois partout, je me marre tout seul.
J’ouvre la porte, je file droit vers la chambre. Sylvie est debout avec ses cheveux, elle y va des cent coups de brosse, ils sont beaux.
— Fais gaffe de pas en oublier, je fais en me déshabillant.
— Hé, tu vas pas te coucher maintenant, non ?
Je suis déjà couché. Je lui envoie un grand sourire.
— Josy va bientôt se lever.
— Ah ouais ?
— Je vais faire le café, elle dit. Lève-toi.
Et elle se tire en jouant du cul vers la cuisine.
Je me dresse sur un coude.
— MERDE ! je gueule. MERDE À JOSY !!!
Et je tire le grand drap sur mes yeux comme font tous les mecs qui viennent de passer leur tête à travers un carreau sans se couper et les autres. Il est tout blanc, comme neuf.